Colère
Par Michel ETIEVANT - Journal RESO n° 202, avril 2021
Mis en ligne le 24 avril 2021

Je suis un fils d’usines. Et comme un enfant d’usine, j’ai vécu l’annonce de la mort (l’assassinat) de l’usine Ferropem de Petit Cœur en Savoie comme un arrachement. Une extraction de mes racines. Une mutilation, une annulation. Je dois tout à cette usine. Et par usine j’entends la chair et l’intelligence des hommes et des femmes qui l’ont bâtie dans l’espoir, la peine, l’accident, la mort parfois. Je la vis comme un éboulement de ma mémoire. Celle où défilent les sourires de tous ces errants des bords de la terre ou des champs environnants qui ont trouvé ici les racines et le pain. Ils étaient espagnols, italiens, polonais, plus tard algériens, portugais, repoussés par les plaies purulentes des guerres et des fascismes.

Je les revois sur le chemin de mon école, les visages encarbonnés de noir charbon ou encapuchonnés de blanc carbure. Après l’acharnement au travail dans les fournaises des coulées, ils attendaient que la sirène les libère derrière les grilles et nous allions les attendre juste pour la main qui accompagne. J’aimais ces « attentifs à l’espoir », ces « bâtisseurs de futur ». J’ai toujours vécu dans leur sillage et dans l’ombre de leurs cheminées. Mes jeux c’était l’usine, ma culture c’était l’usine, mon demain c’était l’usine, la main qu’ils posaient tendrement sur mon épaule pour accompagner ma vie c’était l’usine. Ils m’ont donné le goût de vivre, la saveur de la dignité, la croyance en un futur du bien vivre ensemble. Comme d’autres, je dois tout à cette usine, à son Comité d’entreprise surtout qui m’a offert mes premières vacances de mer, mes plus beaux livres et des bourses scolaires pour essayer « d’aller plus loin qu’eux dans les études » comme ils disaient en souriant.

Au-delà de la vie qu’ils m’ont donnée il y a surtout ce qui va mourir avec elle pour le simple profit d’actionnaires d’ailleurs. 221 emplois vont disparaitre, 1000 emplois indirects, des savoir faire incomparables, des produits uniques à haute valeur ajoutée et toute la chaine de vie locale patiemment construite pendant un siècle : la sous-traitance, le commerce, l’artisanat, les services publics, le budget communal et les projets qui lui étaient liés, toute une mémoire de conquis sociaux arrachés par ces infatigables porteurs d’Espérance.

Par le salaire de l’ouvrier paysan, l’usine a permis l’agriculture de montagne et l’entretien de la nature, mais aussi fait naitre des stations de ski, une station thermale, et sa casse condamne tous les projets d’avenir que les élus locaux avaient envisagé. Je pense ce soir aux familles, aux enfants qui vont rester sur le bord d’un chemin commencé dans l’espoir en 1928. Ils nous appellent à la mobilisation, au refus du rejet, et de l’exclusion et de la casse sociale. Ils réclament vos mains…Debout.