Décision du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe : l’Allemagne contre l’Allemagne ?
Par Yves LAOT (Journal RESO n° 192 - Mai 2020)
Mis en ligne le 31 mai 2020

Alors que l’Union européenne est apparue bien absente face au contrecoup de la pandémie du coronavirus, et que des dissensions se font de plus en plus jour entre les pays du nord de l’Europe et ceux du sud, notamment dans :le cadre d’un plan européen de relance pour les pays de la zone euro (sur lequel nous reviendrons dans un prochain article), une récente décision du tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe relance un débat sur la primauté du droit : droit européen ou droit national et donc sur l’Europe elle-même : union d’États nations ou Europe fédérale ? Et c’est par rapport aux décisions de la Banque centrale européenne (BCE) qu’est relancé ce débat.

A la suite de la crise financière de 2008, et de la crise de l’euro, la BCE a mis en place en 2015 une politique d’achats massifs de dette publique. C’est cette politique que vient de remettre en cause le Tribunal Constitutionnel allemand et plus particulièrement le programme d’achats de titres du secteur public (PSPP). Le PSPP se traduit concrètement par l’achat par l’eurosystème (la BCE et les banques centrales de la zone euro) de titres de dettes des États membres de la zone euro, des agences domestiques comme l’Unedic, des organisations internationales comme le mécanisme européen de stabilité (MES) ou encore des titres émis par des autorités publiques locales (régions, municipalités) sur le marché secondaire. Au 8 mai dernier, l’eurosystème détenait ainsi 2.196.371 millions d’€ de participations à ce titre.

Saisi par plusieurs requérants allemands qui considèrent, entre autres, que ce programme viole l’interdiction de financement monétaire des budgets des États membres, le tribunal de Karlsruhe dans sa décision du 5 mai 2020 estime que la combinaison du large pouvoir d’appréciation accordé à la BCE et du contrôle limité de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) ne donne pas suffisamment d’effet au principe d’attribution et ouvre la voie à une érosion continue des compétences des États membres, alors que pour sauvegarder le principe démocratique, il est impératif que les fondements de la répartition des compétences au sein de l’UE soient respectés.

En d’autres termes, le tribunal de Karlsruhe considère que la BCE par sa politique de rachats de dettes empiète sur la compétence des états membres. Ce faisant, il s’arroge le droit de contrôler les décisions de la BCE et le respect par celle-ci du principe de proportionnalité. Et juge enfin que « si d’ici trois mois, la BCE ne démontre pas "de manière compréhensible et justifiée" que les objectifs de politique monétaire qu’elle poursuit ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire du PSPP, la Bundesbank ne pourra non seulement plus participer au dispositif, mais devra encore veiller à ce que les obligations qu’elle détient dans ce cadre soient vendues.

Évidemment, si la Bundesbank était contrainte de se retirer du dispositif de rachat de dettes, encore élargi depuis l’apparition de la pandémie, cela aurait des effets économiques non négligeables et pourrait par ricochet entraîner une augmentation des taux d’emprunt pour certains états comme l’Italie.

Mais surtout cette décision met en lumière un conflit qui pourrait s’élargir : la primauté du droit européen défendu par la CJUE sur le droit national ce que n’a jamais accepté la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe, contrairement au Conseil Constitutionnel français. Cela au moment où le Royaume-Uni entend dénier toute compétence à la CJUE pour régler les éventuels différends post-Brexit. Et où certains États-membres comme la Pologne ou la Hongrie entendent défier la CJUE pour faire passer leurs lois liberticides.

En réponse, la présidente allemande de la Commission européenne a réaffirmé la primauté du droit de l’UE sur le droit national tandis que la chancelière Angela Merkel évoquait la nécessité selon elle d’« en faire plus afin d’accélérer l’intégration dans le domaine de la politique économique".