Urgence emploi
Article pour Resistance Sociale par Pierre LARROUTUROU, membre du Bureau exécutif d’Europe Ecologie (publié dans le n° 81 du journal "REsistance SOciale")
Mis en ligne le 16 avril 2010

Nous sommes très heureux de publier ci-dessous un article de Pierre Larrouturou que les plus chanceux d’entre vous ont pu entendre lors de nos dernières Vendémiaires à Dunkerque. Par la publication de cet article, nous souhaitons lancer auprès de nos lecteurs, un des débats qui animent aujourd’hui notre société : quelle société, quel développement pour demain ? Depuis son origine la Gauche a eu un regard critique sur son environnement économique mais également sur les modes de vie. Rien d’étonnant donc à ce qu’à nouveau, après avoir succombé, pour une partie d’entre elle, à la société de consommation et au chant des sirènes libérales ce débat soit relancé.

Il s’agit pour Résistance Sociale de le faire sortir du dualisme stérile et caricatural entre « décroissantistes » et « croissantistes ». Comment en posant plus globalement le problème de la production, de la réindustrialisation, du dumping social, de la demande (interne, externe ?), du co-développement, etc. de la modalité de redistribution des richesses, peut-on parvenir à une société où ceux qui produisent peuvent pleinement bénéficier du fruit de leur travail ? Comment améliorer les conditions de travail et de vie de l’ensemble de nos concitoyens ? Cet article est le premier, nous l’espérons, d’une longue série !

Le CA de RESO

Les chiffres publiés le 25 mars sur le site du ministère du Travail contredisent totalement les discours optimistes de Nicolas Sarkozy en matière de chômage. Les entrées au Pôle emploi (le nombre d’hommes et de femmes qui tombent au chômage) atteignent un sommet : 509.000 nouveaux chômeurs en février 2010 contre 502.000 entrées "seulement" il y a un an, en février 2009, quand tout le monde s’inquiétait de la flambée du chômage.

509.000 nouveaux chômeurs en un mois. C’est monstrueux ! Alors d’où vient "l’accalmie" que met en avant Sarkozy ? C’est seulement le nombre des "sorties administratives" qui flambe : en février, 494.000 personnes sont sorties des statistiques du chômage (contre 424.000 sorties en février 2009). Et sur ces 494.000 hommes ou femmes qui sortent des statistiques, 18 % seulement reprennent un emploi.

Février 2009

 

Février 2009

Février 2010

Entrées

502.000

509.000

Sorties

424.000

494.00

Solde

78.000

15.000

 

En ne regardant que le solde (les entrées moins les sorties), on peut croire que le chômage se stabilise. Mais, en réalité, le nombre d’hommes et de femmes qui perdent leur travail n’a jamais été aussi important et moins de 20 % de ceux qui "sortent du chômage" retrouvent un emploi (bon emploi ou emploi précaire) ! La majorité des sortants sont en fin de droits : ils ne vont plus toucher que le RMI-RSA ou l’ASS ou rien du tout… Le chômage est aujourd’hui le souci numéro 1 des Français. Le nombre des chômeurs et des précaires explose et Nicolas Sarkozy ne fait rien !

Hélas, 69 % des Français pensent que « la gauche ne ferait pas mieux ». Voilà qui explique sans doute une bonne part de l’abstention du premier tour des régionales. Plus de 50 % d’abstention, c’est colossal. Et parmi ceux qui vont voter, combien vont au bureau de vote "comme un athée va à la messe, pour faire plaisir à sa belle-mère" ? Combien vont voter par habitude, mais ont de vrais doutes sur la capacité des élus à nous sortir de la crise ?

Nous ne pouvons pas nous résigner à un tel niveau de précarité. Nous ne pouvons pas accepter que des millions d’hommes, de femmes et d’enfants vivent en permanence avec, au ventre, la peur du lendemain. Il est urgent, il est vital que la gauche se mette au travail pour apporter des réponses concrètes à la crise sociale. Les élections régionales sont à peine passées qu’une bonne partie des médias commence déjà à spéculer sur qui sera candidat en 2012 : Martine ou Ségolène ? Dominique ou François ? Cécile ou Eva ? Marie-George ou Jean-Luc ?

Honnêtement, on s’en fiche ! Ce n’est pas le sujet. Si on continue comme ça, le taux d’abstention sera encore plus important aux prochaines élections et "ça va péter", un jour ou l’autre, en banlieue ou ailleurs.

La priorité n’est pas de choisir un(e) candidat(e). La priorité, la seule, est de dire très concrètement comment on peut vaincre le chômage et la précarité tout en divisant par deux notre production de gaz à effet de serre (n’en déplaise à Claude Allègre, le dérèglement climatique et les ressources limitées en énergie sont deux défis vitaux pour la survie de notre humanité !). Pour faire face à la crise, il faut que la gauche toute entière se mette au travail pour construire un nouveau contrat social. Il faut que nous prenions 6 mois pour débattre entre nous, de façon sereine et approfondie, en mettant tout sur la table : nos points d’accord, nos points de désaccords et nos doutes (Voir l’Appel lancé avec Eva JOLY et Marie BLANDIN sur www.EtatsGenerauxEmploiEcologie.net). Un des premiers débats que nous devons avoir concerne sans doute les limites de la croissance.

Peut-on encore "compter sur la croissance" ?

Pour lutter contre le chômage, l’UMP et le PS continuent à fonder l’essentiel de leur stratégie sur un retour de la croissance : "Nous pouvons retrouver 2,5 % de croissance" affirme François Fillon. "Avec une autre politique, nous pourrions avoir 2,5 % de croissance" lui répond François Hollande. UMP et PS s’opposent sur les meilleurs moyens de retrouver la croissance mais les deux partis qui se succèdent au pouvoir depuis 30 ans misent essentiellement sur la croissance pour sortir de la crise. Est-ce bien sérieux ?

Une croissance très molle, comme au Japon

Dans tous les pays occidentaux, l’effet des plans de relance s’estompe et la croissance retombe. En France, les dépenses des ménages ont baissé en janvier puis en février. L’INSEE ne compte plus que sur 0,2 % de croissance au premier trimestre (après 0,6 % au 4ème trimestre 2009).

Dans Le Monde du 30 mars, Nicolas Baverez résume le consensus des économistes en affirmant que "durant toute la décennie 2010, on va devoir vivre avec une croissance plafonnant à 1 %". Sans vouloir polémiquer, on ne peut pas dire que Nicolas Baverez soit un grand novateur en matière économique et sociale. Son dernier éditorial prouve que la crise fait évoluer les esprits et oblige certains à ouvrir les yeux :

1. Cela fait 30 ans que nous n’avons pas les 2,5 % de croissance dont parlent François Fillon et François Hollande.

2. Le Japon était souvent présenté dans les années 80 comme le pays qui allait dominer l’économie mondiale.

Mais, depuis qu’a éclaté la bulle, fin 1991, le Japon n’a même pas 1 % de croissance, alors que c’est le pays qui investit le plus dans la recherche (3 % du PIB chaque année) et le pays qui a fait les plus grands plans de relance, jusqu’à accumuler une dette publique de 200 % du PIB !

Et encore, comme le dit Xavier Timbeau de l’OFCE, le scénario à la japonaise (une croissance très molle pendant très longtemps) est sans doute "le scénario le plus optimiste" tant sont colossaux les déséquilibres accumulés depuis 30 ans et les déséquilibres nouveaux créés depuis 2 ans : en dix-huit mois, la dette publique des Etats-Unis a augmenté de 2.400 milliards. Pour éviter un effondrement complet de leur économie, les Etats-Unis ont "brûlé" en dix-huit mois l’équivalent de toutes les réserves accumulées par la Chine en vingt ans.

Et en Chine, pour éviter la récession, le gouvernement a lancé un plan de relance représentant 13 % du PIB et a obligé les banques à distribuer un maximum de crédits. En un an, les banques ont distribué plus de 30 % du PIB. Au total, pour garder une croissance positive, on a injecté en un an plus de 40 % du PIB. C’est du jamais vu. Dans aucun pays au monde !

Paul Krugman, Prix Nobel d’économie, estime que les risques d’un retour à la récession dès la fin 2010 sont "de 30 à 40 %". L’ancien Chef économiste du FMI, Simon Johnson, affirme que "nous nous préparons à une catastrophe énorme".

En novembre, la Société Générale a envoyé à ses clients les plus fortunés un argumentaire mettant en avant le risque d’un "global collapse", un effondrement global de l’économie mondiale. Il n’y a que Nicolas Sarkozy et François Fillon qui osent encore dire publiquement que "tout laisse penser que la croissance revient"…

Dans ces conditions, si on s’intéresse vraiment à la vie des hommes et des femmes qui sont au chômage ou qui ont peur d’y être bientôt, peut-on continuer encore et toujours à miser sur le retour d’une croissance qui ne reviendra pas ou avons-nous l’obligation morale de nous retrousser les manches et de réfléchir ensemble aux moyens de créer massivement de bons emplois en répondant aux attentes des citoyens (logement, transports, isolation des bâtiments, santé, services publics, etc.… ) et en négociant au autre partage du travail et des revenus ?

C’est un des débats fondamentaux que nous devons ouvrir sans tarder.

Pierre Larrouturou

Dernier livre paru : Crise, la solution interdite