Les zones rurales face au repli des services publics : Saint-Affrique, abandonné à lui-même
Un article du quotidien "Le monde"
Mis en ligne le 22 mars 2010
Depuis Paris, pour se rendre en chemin de fer à Saint-Affrique dans le sud de l’Aveyron – région Midi-Pyrénées –, descendez en TGV à Montpellier – région Languedoc-Roussillon. Pour les 130 kilomètres restants, il y a l’autocar. Tous les élus locaux vous le diront : la Sncf a abandonné le Massif central. Derrière sa façade pimpante, l’ancienne gare de Saint-Affrique est désormais occupée par des associations familiales, des cours de peinture, un appartement d’urgence, une grande ludothèque qui accueille les enfants le mercredi et propose une aide aux devoirs le reste de la semaine. Des trains, il n’y en a peut-être plus, mais la population, elle, ne manque pas d’idées pour animer cette petite ville au milieu de vertes collines à brebis. Il y est d’usage de se prendre en main et de pousser de temps à autre de ces coups de gueule retentissants qui ont beaucoup fait pour la réputation du lieu et pour le maintien de son petit hôpital.]

Dans son bureau aux boiseries IIIe République, Alain Fauconnier parle d’un ton grave des catastrophes qui s’annoncent et des " bagarres homériques " déjà menées. Comme les autres édiles de la France des campagnes, le maire socialiste, ancien vice-président du conseil régional en charge de l’agriculture et de l’aménagement rural avant d’être élu sénateur en 2008, a de quoi s’inquiéter face au désengagement de l’Etat, qui condamne " à la double peine " les territoires ruraux, " dans une société de masse où le sur-mesure n’a plus sa place ". Il recense les derniers départs, en vrac : la direction de l’équipement, quatre classes du lycée agricole, dix-sept postes de gendarmes, le tribunal des prud’hommes, puis celui d’instance – " C’était le 1er octobre 2009. L’Etat s’est comporté comme un voyou : un camion est venu enlever les meubles sans prévenir personne. " EDF a fermé un centre de formation. Les menaces pèsent en outre sur les petites trésoreries du pays saint-affricain, qui compte une soixantaine de communes.

" Nous sommes une modeste ville-centre qui joue le rôle d’une grande : nous avons une école de musique, un théâtre, un bassin nautique… Si l’Etat nous demande en plus d’assumer la garde des enfants de 3-4 ans comme cela se dessine, ce sera l’apocalypse. " L’élu ne se berce pas d’illusions et soupire : " Nous savons bien qu’à Paris on nous prend pour des Gaulois… Nous sommes en sursis. " De là à imaginer une cité aux volets clos, se morfondant en attendant que l’exode rural ne lui donne le coup de grâce, il y aurait à franchir un contresens historique grand comme le Larzac.

Pour expliquer l’état d’esprit vif qui prévaut dans le coin, vos interlocuteurs en reviennent souvent à l’épisode de grande agitation échevelée des années 1970 où le refus de l’extension du camp militaire avait rameuté toute la jeunesse de France et au-delà. Si ce combat a autant marqué, c’est d’abord parce qu’il fut… gagné. " Dans la mémoire du Larzac, il est écrit que rien n’est jamais perdu d’avance ", en conclut Alain Fauconnier.

" AVATAR " À SAINT-ROME-DE-CERNON

Nichée dans les avant-causses où les paysages se font moins rudes, la commune de 8 728 habitants vieillit, mais ne se dépeuple pas. La population locale y est relativement stable, elle augmente même après un coup de mou durant les années 1980. Il y a les natifs qui reviennent prendre leur retraite et les visiteurs de passage qui se laissent séduire. " Je les vois arriver dans ma permanence, ils galèrent avec le RSA, n’ont pas d’emploi, mais se disent qu’ils seront moins malheureux ici que là d’où ils viennent, témoigne le maire. Cette migration sociale a quelque chose d’irrationnel. Mais enfin, ces gens-là ont tellement envie de poser leur sac qu’ils s’intègrent très vite dans le tissu associatif. Ils sont les premiers à s’identifier au territoire, à inscrire leurs enfants à l’école bilingue pour apprendre l’occitan et à défendre l’hôpital. " Les prévisions officielles avaient enterré trop vite la campagne aveyronnaise. Du coup le nombre d’enfants dans les écoles progresse depuis une dizaine d’années tandis que les postes d’enseignants diminuent.

" Mardi j’ai Avatar ! " Il a clamé l’annonce avec une fierté non dissimulée, le maire de Saint-Rome-de-Cernon. Projeter un film une fois par mois à la salle des fêtes participe aussi à maintenir dans la course son village vieillissant de 800 habitants. Pierre Pantanella, élu PS de la communauté de communes de Saint-Affrique, est assez satisfait. " J’ai tout : des trains, un docteur, un kiné, pas de pharmacie mais deux infirmières, une coiffeuse, une pompe à essence, une épicerie, un vendeur de truites et écrevisses, une demi-équipe de football… "

Le maire préside néanmoins le Collectif aveyronnais de défense et de développement des services publics, car le désengagement de La Poste le préoccupe grandement. Que vont devenir les personnes âgées isolées sans la vigilance des facteurs lors de leurs tournées quotidiennes ? " Si les bureaux ferment, où les gens iront-ils toucher leur petite pension, leur RMI ? C’est la seule banque qui ne refuse personne… " A l’en croire, le territoire rural tient surtout grâce à la solidarité. Celui-ci en particulier. " Je ne sais pas si c’est dans l’air, mais les gens qui s’installent ici sont comme génétiquement modifiés. "

L’allusion à la lutte locale contre les OGM signifie à ses yeux que les autochtones ne sont pas prêts à baisser les bras. Chaque convocation d’un faucheur d’OGM au tribunal de Millau donne l’occasion à ceux qui les soutiennent de ranimer la flamme et de se serrer les coudes. Mais la plus grande bagarre qui a soudé la population, tous âges et tendances confondus, reste celle de l’hôpital.

" Sans un plateau technique à proximité, les jeunes médecins généralistes ne viennent pas s’installer, ils craignent d’avoir à pratiquer certains actes d’urgence ", rapporte Pierre Chevallier, médecin anesthésiste et dirigeant de la Coordination nationale de défense des hôpitaux et des maternités de proximité. Un mouvement né à Saint-Affrique, cela va de soi. " Déjà, en 1926, on nous a piqué la sous-préfecture, nous sommes rodés ", lance le médecin en souriant.

Le centre hospitalier Emile-Borel, où il exerce, n’a pas l’air de vouloir fermer boutique. Au contraire, le hall d’accueil est en pleins travaux d’agrandissement. Enfant de la banlieue parisienne, le docteur a quitté la Pitié-Salpêtrière en 1982 pour cette région. Il avoue sa surprise lorsqu’à son arrivée il a constaté que les bergers lisaient Le Nouvel Observateur sur le causse. " Beaucoup produisent du lait pour le roquefort. Ils sont habitués à négocier, à s’organiser, ils se sentent concernés par la politique. En consultation, un patient sur deux nous demande où en est la situation. " Relayée par deux quotidiens régionaux et demi, deux hebdos de pays et par Radio Saint-Affrique, la saga de l’établissement qui emploie environ 330 personnes tient les Saint-affricains en haleine. En une quinzaine d’années, il a connu une fusion autoritaire avec celui de Millau – un rival de toujours – suivie d’une " dé-fusion ", des menaces d’absorption pure et simple ou de démantèlement service par service. Les deux hôpitaux sont en déficit.

LE TOUT-SAINT-AFFRIQUE QUI SE BOUGE

La maternité s’est trouvée la première dans le collimateur de l’administration régionale. En 1994, la mobilisation pour la sauver se mène sur fond de campagne électorale des européennes. Un référendum est organisé dans tout le sud de l’Aveyron le jour de l’élection, auquel les citoyens répondent massivement. Ce sera le début d’une série de bras de fer avec l’Etat, qui finira par céder sur le maintien de la maternité au titre d’une incontestable " exception géographique ".

Les années suivantes, des mouvements de protestation en tous genres vont se succéder pour défendre cette fois la chirurgie et la réanimation : agitation dans les villages alentour où les maires rendent leur écharpe tricolore, manifestations à Millau, à Toulouse, avec concerts de casseroles, cortège escargot, opération ville morte, chaîne humaine… Le 13 octobre 2003, alors que la fermeture semble inéluctable, les Saint-affricains empaquettent leur hôpital dans des bâches noires. Cinq personnes, dont un médecin et deux infirmières, entament une grève de la faim qui va durer neuf jours ; une foule de plusieurs milliers de manifestants se couche sur une place de la ville. Le 17 octobre, 300 protestataires décident d’utiliser le futur viaduc de Millau comme un gigantesque symbole d’une France d’en haut dédaigneuse du désert sanitaire en contrebas.

Cinq tracteurs suffisent à pénétrer sur le chantier de construction. Une grande tente est montée, les commerçants fournissent de quoi préparer la soupe. Les habitants vont se relayer sur le site, les plus décidés y passeront deux nuits. L’agence régionale de l’hospitalisation recule.

Provisoirement. Quelques mois plus tard, re-belote : nouvelles menaces et retour sur le chantier. On ressort la tente et les bouteilles thermos. Un sursis est obtenu.

" Les gens semblaient prêts à se faire couper en tranches, témoigne le maire, qui n’en revient toujours pas. Quand je leur demande : mais pourquoi est-ce que vous vous êtes battus comme ça ? Ils répondent que dans cet hôpital, ils y sont nés, ou bien leurs enfants, que leur mère y a été soignée avec gentillesse. Nous touchons là au cœur de l’identité et du sentiment d’abandon des campagnes. C’est pourquoi je refuse d’entrer dans un débat sur les performances techniques : nous ne demandons pas des experts qui vous garantissent l’immortalité, mais une politique de santé publique humaine ! " " Il y a eu des moments fantastiques où nous étions tous prêts à sortir de la légalité… ", confirme, ému, Pierre Chevallier.

En collaboration avec lui, Sylvie Boulard a raconté l’aventure dans un livre, Saint-Affrique, un hôpital militant. L’ouvrage est bien en vue sur les rayons de la librairie-restaurant-bar Le Lieu-dit. Avant que ces trois entités ne s’unissent, la librairie alternative de Sylvie Boulard – encore une néo-rurale venue de région parisienne il y a vingt ans – glissait sur une pente fatale. Idées, une association installée à l’étage au-dessus, qui s’est donné pour but de favoriser " tous les porteurs de projets sympathiques en milieu rural ", a accompagné la démarche et les travaux de rénovation. L’endroit, accueillant, est aujourd’hui une adresse courue du tout-Saint-Affrique qui se bouge.

" UNE GUERRE DE CIVILISATION "

Ce soir-là, un professeur de guitare avait lancé un appel à qui voulait ressortir son vieil instrument de son étui pour le plaisir de la musique. A l’heure dite, une répétition prenait forme, une clarinette, un accordéon, un clavier répondaient à la guitare. Rendez-vous a été pris pour un prochain concert. Quelques heures plus tôt, la libraire n’était pas sûre qu’une simple annonce dans le programme suffirait pour une première tentative.

Manifestement le pli est pris : des cours de cuisine aux soirées littéraires, des goûters philo pour les enfants aux ateliers d’échanges sur la création d’activités en milieu rural, Le Lieu-dit est souvent plein. Il faut dire qu’on y mange bien et que les idées sont bienvenues. Faute d’offres publiques toutes ficelées, le principe du cru pourrait se résumer ainsi : aide-toi, les collectivités locales t’aideront probablement.

A Saint-Affrique, c’est surtout l’accent qui est du Midi. Le climat, lui, ne semble rien devoir à la Méditerranée. En ce jour de février, chacun s’inquiète en levant les yeux vers les nuages gris-neige qui plombent le ciel. Un jour comme celui-là, il serait vain d’attendre que l’hélicoptère civil décolle pour emmener un malade à l’hôpital de Rodez, la lointaine préfecture. L’état de la route est à la campagne ce qu’une annonce de grève dans le RER est en Ile-de-France : une galère garantie.

La complainte du service public défaillant s’entonne sur le même ton partout. Marylène Debuck, qui règne sur la cuisine, dénonce le manque de places en crèche. Audrey Barat, la toute jeune présidente du Lieu-dit, déplore d’avoir à parcourir 60 km pour une simple carte grise. Originaire de Saint-Gaudens près de Toulouse, la jeune fille a découvert avec bonheur un autre monde dans la campagne saint-affricaine. " Seulement, il faut en vouloir pour vivre ici… Moi, je me considère en résistance, parce que la tendance actuelle est de tous nous regrouper dans des grands centres urbains. " Y aurait-il une bataille politique à livrer sur ce thème ? " Non, une guerre de civilisation, rétorque Sylvie Boulard. Nous refusons de nous laisser ranger chacun dans une case devant la télé. "

Josef Ulla est venu parler de son école de Montlaur, à 10 km de là : 63 enfants répartis en trois classes de la petite section de maternelle au CM2. Les difficultés existent : " Pour la première fois, l’éducation nationale a réquisitionné l’un de nous cet hiver pour assurer l’accueil des enfants d’un autre village perturbé par la neige. " Mais c’est aussi le genre d’école qui enregistre des émissions avec Radio Saint-Aff’, qui blogue et communique tous azimuts.

Un endroit attachant où il a choisi de venir terminer sa carrière de directeur. Josef Ulla est l’un des porte-parole de la lutte contre " Base élèves ", ce dispositif qui est en train de ficher tous les enfants de France sans grande réaction de la part des adultes. Sauf dans le sud de l’Aveyron. " La dernière fois que j’ai été convoqué à l’inspection académique, j’ai été très surpris : deux bus et deux cents personnes m’escortaient ! Je suis syndicaliste à Sud-Education, mais je constate qu’ici, il y a une autre façon de faire prendre une mayonnaise. " Il y voit l’influence de la Confédération paysanne.

Porte-parole de ladite confédération et proche de José Bové au moment du démontage du fameux McDonald’s de Millau, Raymond Fabrègues acquiesce et plaide à son tour. " Sans facteur ni école, il n’y aura plus de paysans, alors qu’on a besoin de circuits courts, d’agriculteurs bio pour fournir les cantines scolaires par exemple. Il y a des possibilités de croissance. Il est urgent de se mettre au travail pour tout réorganiser ! " A ses yeux, l’hôpital du bassin de vie saint-affricain reste une priorité indiscutable. " Les syndicats agricoles ont été bien utiles pour s’approcher du viaduc, mais ils ne se sont pas retrouvés à une poignée de militants. Toute la population était là. " Le rappel a son importance car, du côté de l’hôtel de ville, la détermination a commencé à faiblir.

Face au bulldozer de la loi Hôpital, patients, santé et territoires, dite loi Bachelot, qui doit se remettre en marche après les élections régionales, le maire comme le docteur Pierre Chevallier – ceux-là mêmes qui ont jusque-là incarné la lutte – semblent prêts à accepter un projet d’hôpital entre Saint-Affrique et Millau au nom de la dure réalité économique et de la difficulté de recruter des médecins. La belle cohésion du pays du roquefort risque d’en prendre un coup.

Martine Valo

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