Lutte idéologique : la « LETTRE AU PERE NOEL » du patronat
Par Jean-Claude CHAILLEY - Journal RESO n° 210 - Janvier 2022
Mis en ligne le 19 janvier 2022

M Laurent Vronski est directeur général de l’entreprise Hervor, vice-président de Croissance plus (dirigeants de PME « engagés pour libérer l’économie et favoriser la croissance des entreprises »).

Il est un des piliers de l’émission quotidienne « Les Experts » de BFM Business. Le 21 décembre, l’émission commence par la lecture de sa « lettre au Père Noël ». C’est un concentré de l’idéologie patronale qu’on retrouve en permanence sous de multiples formes dans tous les médias…

On pourrait penser que l’ensemble du mouvement social est en désaccord avec les exigences patronales sans limite. Il n’en est rien : à des degrés divers cette idéologie influence la gauche, le mouvement social. Elle est mise en œuvre par tous les gouvernements, de gauche comme de droite, qui ont libéralisé, dérégulé, privatisé, coupé les budgets des services publics et de la protection sociale, presque détruit le code du travail.

Il est présentement impossible de réaliser l’unité de tous les syndicats contre les réformes de régression sociale, a fortiori de se mobiliser unitairement pour des propositions progressistes.

Cette idéologie doit être débattue et combattue.

La lettre au Père Noël :

« Cette année (de période électorale) la fabrique de cadeaux tourne à plein régime … (au point) qu’on doit sûrement être au plein emploi (1)… rupture d’approvisionnement du papier d’emballage, rubans, certains composants qui servent à la fabrication de tes cadeaux sans doute pas distribués à Noël mais à Pâques. Il faut dire que de plus en plus de composants, voire de cadeaux complets, proviennent de contrées lointaines ce qui rend parfois difficile l’acheminement de ceux-ci (2)… Peut-être devrais-tu rapatrier dans notre pays une partie de la production et de la fabrication de tes cadeaux. Tu pourrais ainsi créer de multiples emplois et réduire notre dépendance vis à vis de partenaires économiques par toujours fair-play et désireux d’assoir leur propre souveraineté (3)

Par contre pour favoriser ce rapatriement il ne suffit pas de faire des incantations mais de continuer les efforts pour rendre notre pays plus attractif, pour afin d’inciter plus d’entreprises à s’y créer (4). Il faut non seulement simplifier la vie administrative mais également poursuivre la réduction des impôts de production de cadeaux et la baisse des charges qui pèsent sur le coût du travail… (5) Il serait bon de poursuivre la baisse des impôts pour l’ensemble de la population afin qu’elle ne soit pas obligée d’attendre Noël pour s’acheter des cadeaux mais qu’elle puisse le faire toute l’année. Ta fabrique et ses sous- traitants ne s’en porteraient que mieux et pourraient produire 12 mois sur 12 créant par là même de nombreux emplois. Par contre pour réduire les impôts de tous il va falloir nécessairement réduire le train de vie de l’Etat qui atteint aujourd’hui des sommets (6)…fardeau pour les générations futures…(7) Aussi Père Noël je te demande d’offrir le cadeau suivant à notre futur Président Le courage de mener à bien les réformes structurelles dont notre pays a besoin afin de le rendre plus agile, plus attractif, moins couteux, plus efficace, et plus incitatif car comme tu le sais les impôts (notamment cotisations sociales patronales et ce qui reste des impôts dits de production) et lois inutiles nuisent à ceux et celles qui sont nécessaires »…(8)

Dans le débat : »La France est un des pays les plus imposés du monde donc on devrait avoir l’Etat régalien le plus performant au monde ; donc moi je fais seul juge les utilisateurs du système régalien est-ce qu’on a le meilleur système de santé, est-ce qu’on a le meilleur système éducatif, est-ce qu’on a le meilleur système de sécurité, tout ce qui concerne la vie des gens au quotidien…Encore plus de dépenses ça fonctionne pas, il faut changer de logiciel…inflation, taux intérêt de la dette qui vont remonter… »(9)

Commentaires / argus :

(1) Il y a 2 aspects :

► Sur le plan des théories économiques il défend la théorie économique « classique », du « tout marché », selon laquelle l’action de l’Etat doit être réduite au régalien. La « règle d’or », les équilibres budgétaires doivent être réalisés en toute circonstance. Ce qui n’empêche pas d’appeler l’Etat au secours en permanence pour créer les conditions permettant aux immenses fortunes de croître toujours plus, les protéger. C’est la théorie mondiale dominante : FMI, OCDE, Banque mondiale, Union européenne, patronat mondial, quasi-totalité des gouvernements, dont Macron

A l’inverse la théorie keynésienne dit notamment qu’en période de récession, de chômage, l’Etat doit soutenir la demande par des mesures de relance économique, des investissements, pour sortir de l’équilibre de sous-emploi. Pour les libéraux toutes ces mesures ne font que « creuser les déficits », augmenter inutilement « la dette »… D’où l’ironie de M Vronski : le quoiqu’il en coute » de Macron n’a pas créé le plein emploi. Ces 2 théories aux innombrables variantes se situent dans le cadre de la gestion de l’économie capitaliste. La théorie keynésienne est considérée « de gauche », mais contrairement à ce que certains pensent, elle n’a pas de perspective socialiste. Keynes, anobli en 1942, devient Lord.

► Concrètement pour M Vronski le « quoiqu’il en coute » n’a pas été assez favorable aux entreprises – avec le MEDEF il demande encore beaucoup plus - et trop favorable aux salariés, chômeurs et retraités. Pourtant pendant le Covid les marges des entreprises ont augmenté, les dividendes et la Bourse se portent à merveille. Pendant la crise elle bat son record.

Quant aux salariés, retraités, chômeurs, ils / elles voient leur pouvoir d’achat réduit par l’inflation, le chômage. La précarité et la pauvreté de masse s’étendent ; La jeunesse débute sa vie par les Restos du coeur.

(2) M Vronski dénonce les effets de la mondialisation libérale, des délocalisations

Pourtant qui est responsable des traités de libre échange ? Ce sont les gouvernements qui les imposent au nom des multinationales. Qui est responsable des délocalisations ? Ce sont les entreprises qui les imposent aux personnels qui n’en veulent pas.

Le MEDEF a un but en parlant relocalisations : il veut des réformes pour avoir des couts comparables aux délocalisations et des prix supérieurs pour les consommateurs.

(3) Remarque assez comique venant de l’exportateur en Arabie Saoudite, Qatar, Emirats, dont la « souveraineté » est assise sur la manipulation des prix du pétrole et l’armement qu’on leur fournit…Il vise la Chine et la Russie qui sont dans le collimateur de Trump puis Biden, de l’OTAN, de l’UE.

(4) et (5) Il faut « poursuivre les efforts » : il s’agit d’efforts…en faveur des entreprises :

Nouvelle baisse des impôts dits de production : un particulier paie des impôts locaux, des taxes foncières s’il est propriétaire de son logement,… Pour le MEDEF tout devrait être gratuit pour l’entreprise, et même subventionné. C’est à ces conditions – ce chantage aux collectivités locales et à la baisse du « cout du travail »– que se feront les éventuelles relocalisations. Quant aux « charges sociales » : entre 1980 et 2021 environ 140 milliards (annuels) de cotisations sociales dites patronales ont été supprimées et remplacées par la CSG et autres taxes, assorties de réductions de budget sur l’hôpital public, les retraites, l’APL,…

« L’attractivité » c’est tout ce qui permet directement ou indirectement d’augmenter les profits : baisse du « cout du travail », des impôts et taxes, des cotisations sociales, lois anti mobilisation,…

Les « lois inutiles » c’est tout ce qui reste de notre modèle social, du code du travail, des statuts, les 35 heures,…

Les lois « utiles » c’est l’inverse, les lois répressives, tout ce qui démantèle, privatise, fait baisser directement ou indirectement le « cout du travail »

Réduire « le train de vie de l’Etat »

C’est la théorie économique « classique ». L’Etat doit se réduire aux lois en faveur des entreprises, des actionnaires, protégés s’il y a lieu par la police et l’armée. Le reste est à confier au marché, avec un filet de sécurité pour pauvres.

Elle influence la gauche et la divise, divise les organisations syndicales et associatives. Pour une bonne partie il ne peut pas y avoir d’autre schéma que la nationalisation – privatisation de 1981, socialisation des pertes puis privatisation des profits. L’Etat doit être démantelé car il n’y a pas d’alternative à l’autoritarisme, aux lois de régression sociale ; Bien souvent on se bat contre les conséquences et non contre les causes : il n’y a pas eu de lutte unitaire d’ampleur contre les PLFSS, contre la loi de transformation de la fonction publique, contre la loi 3 DS, contre la transformation du statut en code, contre le projet Hercule,… La reconquête est rendue d’autant plus difficile. D’où l’abstention massive des couches populaires qui ne voient aucune perspective. Mme Pécresse a « triomphé » avec 10,85 % des inscrits au 1er tour, 14,87 % au 2ème tour.

Curieusement ceux qui dénoncent « l’étatisation », le « jacobinisme », sont souvent pour la fiscalisation – étatisation de la Sécurité sociale d’Ambroise Croizat.

(7) L’éternel prétexte de la dette « fardeau pour les générations futures ». Argument doublement nul :

Les investissements sont non seulement utiles mais indispensables aux générations futures à une condition : qu’il s’agisse d’investissements utiles : logements, infrastructures, services publics, hôpitaux, écoles, universités, transition écologique, industrie,…

C’est maintenant que leur politique est un boulet pour les générations actuelles comme futures, et notamment les jeunes qui sont déjà dans la galère.

(8) On ne peut pas dire que M Vronski, comme le MEDEF, fasse preuve d’originalité : toujours les mêmes « réformes structurelles » chères au FMI et à l’UE.

Les exigences astronomiques du patronat

Les impôts de production c’est 80 milliards. E Macron en a supprimé 10 ; le MEDEF exige de supprimer les 70 milliards qui restent. Il reste 180 milliards de cotisations sociales « patronales », considérées non comme une partie du salaire, mais un « boulet ».

Et ils osent dénoncer les déficits, la dette !

« Nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes » dit-on, mais pas M Vronski. Il dénonce le résultat des politiques qu’il préconise et dont il demande l’amplification.

Santé : la France était classée 1ère du monde par l’OMS en 2000. Les manques de lits, de personnels, les déserts médicaux,… sont dus aux réformes menées par les gouvernements successifs. Pourtant les personnels, soutenus par la population, n’ont cessé d’alerter.

Pareil pour les services publics qui subissent réforme sur réforme.

Pareil pour les privatisations, externalisations, ouvertures à la concurrence.

► M Vronski s’est bien gardé de se demander si les nombreuses privatisations et ouvertures à la concurrence s’étaient traduites par de meilleurs services, à moins cher. Par exemple la privatisation d’EDF-GDF, qui se traduit par des importations d’électricité à base de carbone d’Allemagne et des risques de coupure, est-elle un progrès ?

En digne représentant du patronat M Vronski accumule les contre-vérités. Il dénonce le pays « le plus imposé du monde », autre façon de dire « la France championne des dépenses publiques ». Mme Le Pen, qui se présente comme « sociale », reprend la même démagogie : mensongère : « rendez leur argent aux français », entre autres, comme Zemmour, par la privatisation de l’audio-visuel public qui doit être mis à leur service exclusif. Voici la réalité : Santé : la France est 11ème de l’OCDE en dépenses par habitant en 2019 (parité de pouvoir d’achat). Elle est 21ème en nombre de médecins par habitant.

Education : la France est 17ème

Remarque : les classements ont leurs limites : même dans les pays mieux classés il y a des manques criants car en gros la même politique s’applique partout. L’Allemagne est beaucoup mieux classée que la France en santé. Actuellement elle débat des critères de tri des malades du Covid.

La manipulation du concept « trop d’impôts », trop de « dépenses publiques »

Il y a plus de 200 milliards d’aides aux entreprises chaque année : les impôts sur les sociétés sont passés de 50 % à 25 % (sur le papier, moins en réalité), les exonérations de cotisations « patronales » sont de l’ordre de 140 milliards chaque année

Il s’agit non pas de « dépenses » mais du mode de financement :

On finance le public, la protection sociale, pour l’essentiel par la fiscalité et par les cotisations sociales.

Dans le privé on paie directement le produit ou la prestation. Il ne s’agit pas de dépenses inutiles comme c’est suggéré à longueur d’années : un professeur du public effectue un travail, il enseigne. C’est ainsi que le considère la comptabilité nationale : le salaire des enseignants est une composante du PIB, des richesses produites. Idem pour une infirmière d’hôpital public.

Derrière la manipulation il y a de gros intérêts privés :

Si on confiait l’enseignement à des multinationales, le poste « dépenses publiques » baisserait de 70 milliards. Mais les parents devraient payer l’enseignement privatisé, y compris la publicité, le profit des investisseurs. Il leur faudrait payer 90 ou 100 milliards. Dans la santé l’exemple des Etats Unis est emblématique.

La lutte idéologique est inséparable de la lutte pour la défense et reconquête de la Sécurité sociale, des services publics, du code du travail. La lutte idéologique, la convergence, sont les conditions du rassemblement, de la création du rapport de forces, dans les luttes comme dans les élections.

DL : « le public crée de la richesse…il ne fait pas faire comme si la dépense publique c’était derrière nécessairement des impôts car il ne faut pas oublier car 1 euro dépensé par l’Etat permet de générer plus d’1 euro, surtout quand on est en bas d’un cycle. Quand on est en haut d’un cycle alors là peut-être que je partagerais votre discours. Si demain on revient au plein emploi le multiplicateur, donc l’effet de la dépense publique sur le PIB sera plus faible alors là ce sera le moment de rembourser la dette. Il ne faut pas opposer le public et le privé ..ce qu’on trouve aussi dans la gauche radicale le public c’est bien, le privé c’est mal

Animateur lorsqu’une entreprise dépense 2 euros en bout de chaine le salarié lui ne perçoit qu’un seul euro, c’est quand même un niveau de prélèvement très élevé.