Ce sont nous les jeunes qui devons une dette éternelle à nos aïeux
Tribune écrite par Hugo PROD’HOMME parue sur LeMonde.fr le 12/09/2020
Mis en ligne le 3 octobre 2020

Il est vrai que la situation de l’hôpital français, en surchauffe durant le mois de mars, a provoqué des actions drastiques (confinement, chômage partiel, report ou allègement de recettes fiscales) ayant des conséquences pour les dépenses publiques.

Cette surchauffe n’a pourtant eu lieu que pour une raison : les mêmes qui aujourd’hui se plaignent que l’État dépense trop pour la Covid-19 ont durant des années tancé l’État à réduire ses dépenses publiques et notamment ses dépenses de santé. La vision comptable de l’État (en terme de dette, de déficit public) a infusé au sein de nos gouvernants qui ont vu, comme tout comptable sorti d’HEC, un stock de produits pharmaceutiques ou para-pharmaceutiques comme un coût, des lits vides comme des coûts, des personnels de santé nombreux et se partageant le travail comme des coûts insupportables pour la dépense publique. Il a fallu donc évoluer en "flux" plutôt qu’en "stocks", diminuer le nombre de lits disponible au strict minimum (prenant comme "base de calcul" non pas le strict minimum en cas de crise sanitaire sévère, mais le strict minimum hors cas de crise sanitaire sévère), et faire fonctionner l’hôpital avec toujours moins de personnels, travaillant toujours autant.

La vision comptable qui est partagée dans cette tribune (« La génération confinement paiera pour les boomers », LeMonde.fr 05/09/2020) est la même qui ces vingt, trente dernières années a affaibli l’hôpital public, lui a confisqué les moyens de répondre aisément à un afflux de patients en cas de crise, en ne lui fournissant qu’un strict minimum ne cherchant qu’à faire fonctionner (difficilement) l’hôpital public hors crise sanitaire. Le mouvement social 2019-2020 montrant que ses personnels, sur le terrain, voyaient bien ce que le manque de moyens faisait déjà subir aux Français malades avant même la crise de la Covid-19. L’hôpital public peut être vu, comme tout service public, comme une assurance. Une assurance contractée par tous les citoyens français (à travers tous les impôts et les taxes, directs et indirects) qui permette de "couvrir" chaque citoyen français s’il est empêché de travailler, que ce soit par le chômage, la vieillesse, la maladie ou la parentalité. La sécurité sociale n’est pas seule dans ce rôle-là. L’hôpital a un rôle prépondérant, car si la sécurité sociale permet aux citoyens de ne pas payer (ou de moins payer) ses dépenses de soins, la médecine, de ville ou d’hôpital les lui fournit.

Or le financement de l’hôpital n’est pas seulement le financement de "l’existant". Non, la solidarité nationale entre les citoyens en bonne santé et les citoyens en mauvaise santé n’est aucunement la seule solidarité qui existe en France. La solidarité inter-générationnelle est bien là. Comment aurait-on pu avoir autant de lits d’hôpitaux aujourd’hui si les générations passées, aujourd’hui à la retraite, n’avaient pas financé leur construction ? Comment aurait-on pu avoir des techniques médicales aussi avancées si les générations passées, aujourd’hui à la retraite ou décédées, n’avaient pas financé la recherche en médecine durant toutes ces décennies ? Comment aurait-on pu avoir aujourd’hui des personnels de santé aussi qualifiés si les générations passées n’avaient pas investi aussi fortement dans l’éducation, dans de nouvelles universités et facultés de médecine, dans l’enseignement et la recherche ?

L’existence de l’hôpital public, que nous serons tous amenés, jeunes ou moins jeunes, à fréquenter, pour nous ou pour nos proches, ne relève pas seulement du financement des générations présentes ou des générations futures par l’endettement. Son existence est avant tout liée au travail de générations de Français qui en finançant la recherche, l’éducation, la construction de bâtiments publics, en créant un service public de santé qui, certes affaibli par les dogmes comptables et libéraux notamment européens, figure parmi les plus efficaces du monde !

Ce sont nous, les jeunes, qui devons une dette, éternelle, à nos aïeux. Pas seulement ceux qui ont connu la deuxième guerre mondiale, nos grands-parents, qui ont connu le fascisme, la mort en masse, le rationnement, qui ont reconstruit leur pays en travaillant avec acharnement (bien plus que 35 heures par semaine) pour mettre sur place des services publics qui bénéficieront à tous. Car ce sont bien eux, les 75-100 ans, nés avant 1945 (et donc avant le "baby-boom") qui ont subi de plein fouet ce virus. Ce sont eux qui ont permis à nos parents puis à nous d’occuper des professions de plus en plus qualifiées, grâce à un service public d’éducation dans lequel ils ont investi durant plus de cinquante ans grâce à leurs impôts, qui ont fait progresser la médecine grâce à la recherche publique et donc grâce à leurs impôts. Oui nous avons une dette envers nos générations passées. Et cette dette, nous nous en acquittons aujourd’hui avec les efforts que nous devrons faire pour permettre à nos grands-parents de plus de 90 ans de ne pas mourir à cause de notre égoïsme à ne pas vouloir payer des hôpitaux publics capables d’accueillir tous les patients plutôt que seulement ceux ayant une espérance de vie suffisamment importante. Ils ont survécu aux pires crimes contre l’humanité, serait-ce notre vision comptable des déficits publics, inhumaine, qui les sacrifiera sur l’autel maastrichtien des 3% de déficit public et des 60% de dette publique ?

Si cette position politique ne convient pas, alors nous pouvons aussi convaincre économiquement les récalcitrants. Le "poids" de la dette publique ne peut jamais être vu d’un point de vu statique. C’est une aberration. Nous devons le regarder avec une vision dynamique. Celle-ci implique de voir quels sont les taux de croissance du PIB, les taux d’inflation et les taux d’intérêt de la dette. Aujourd’hui ces taux d’intérêt sont négligeables, parfois même négatifs. Or l’opération est simple : si les taux de croissance du PIB en volume et les taux d’inflation combinés sont inférieurs aux taux d’intérêts, alors la dette est soutenable. Le taux de croissance va prendre un coup, c’est certain, par le confinement. Mais il n’y a aucune raison, si nous faisons un plan de relance réel de l’économie, pour qu’il n’y ait pas à l’avenir des taux de croissance entre 1 et 2%. C’est un minimum. Les taux d’inflation sont largement sous-stimulés dans le cadre de la zone euro et de l’influence ordo-libérale allemande dans la construction de la monnaie unique. Permettre une inflation qui aille jusque 4 ou 5% permettrait de relancer la consommation en défavorisant l’épargne (on sait que ceux qui en avaient les moyens ont constitué d’énormes bas-de-laine durant la crise Covid, et que c’est l’épargne ainsi créée qui empêche l’économie de redémarrer), ce qui pourrait être conjugué à une politique d’augmentation des salaires, en partie générale et aussi plus particulièrement pour les professions qui ont été jugées si essentielles durant la crise. Ces taux conjugués feraient désenfler une dette publique qui aujourd’hui bénéficie de taux d’intérêts incroyablement bas (qui devraient être surveillés évidemment car ils augmenteraient en partie avec l’inflation).

Nous n’avons pas d’inquiétudes particulières à avoir, nous les générations de moins de 30 ans, de notre situation comptable. Nos vrais soucis sont la casse de notre patrimoine social, collectif, par les tenants du libéralisme économique. Détruire les services publics (hôpitaux en souffrance, université et écoles surchargées...), casser la sécurité sociale (réforme de l’assurance chômage heureusement repoussée, réforme du système de retraites visant à favoriser les systèmes professionnels privés), c’est là l’action qui nous faudra payer durant les années à venir. En cassant la solidarité nationale intergénérationnelle, ils veulent rompre le contrat social que nos aïeux ont conclu en créant la République sociale française. C’est ce contrat social qui nous protégera quand nous serons malades, quand nous serons âgés. Et non pas le taux de pourcentage de dette publique.

Alors oui, il faut payer. Faire payer ceux qui ont les moyens, en rétablissant le symbolique ISF, mais surtout en consacrant un impôt sur le revenu progressif, bien plus progressif qu’aujourd’hui, et en diminuant les taxes indirectes qui touchent avant tout les plus pauvres (et notamment les jeunes chômeurs ou travailleurs pauvres). Il faudra également nous attaquer aux questions de transmission de patrimoine, car au-delà d’un certain seuil, cette transmission n’est plus simplement une aide que nos aïeux veulent nous transmettre, pour démarrer notre vie avec un peu plus de sécurité financière. Au-delà d’un certain seuil, il s’agit de reproduire à jamais l’élite qui domine sans partage toutes les autres classes sociales.