Coronavirus : la mondialisation est désormais malheureuse, et elle est contagieuse
Publié le 21/03/2020 à 21:00 (paru dans Marianne)
Mis en ligne le 22 mars 2020
Frédéric Pierru Chercheur au CNRS et chercheur associé au LISE, Conservatoire National des Arts et Métiers. Co-auteur avec Pierre-André Juven et Fanny Vincent de La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, Paris, Raisons d’Agir, 2019 et co-directeur avec André Grimaldi de Santé : urgence, Paris, Odile Jacob, avril 2020. Pour Frédéric Pierru la pandémie du coronavirus révèle l’échec de la mondialisation. Il plaide pour un nouveau pacte social, comparable à celui du CNR

"Nous sommes en guerre." Le président de la République, Emmanuel Macron, l’a répété sept fois lors de son allocution solennelle, sinon sépulcrale, du 16 mars 2020. En guerre, certes, mais reste à définir l’ennemi. Nous avons bien compris que l’ennemi désigné par le pouvoir était invisible, viral, comme l’est le terrorisme islamiste. Rien de tel qu’un ennemi invisible, menant une guerre asymétrique, pour faire taire les désaccords, de plus en plus nombreux, et unifier la Nation autour de son Chef, aux accents gaulliens. Certes, l’on pourra juger que la prestation frisât le ridicule. Ni l’âge, ni l’uniforme, ni le passé résistant ne venaient conforter ce discours martial. Le tragique de l’époque vient de ce décalage entre des rôles définis dans des périodes héroïques d’un côté, leur occupation par des hommes finalement triviaux de l’autre : un héros national ne peut être un homme qui incarne à l’état chimiquement pur le conformisme intellectuel et politique d’un néolibéralisme agonisant.

Et, comme si cette dissonance ne suffisait pas, nous apprenions, dans une interview proprement stupéfiante publiée par le quotidien vespéral, que l’ancienne ministre de la Santé, Mme Agnès Buzyn, avait alerté – ou pas – dès janvier le pouvoir exécutif de la gravité de la pandémie à venir, puis regretté la "mascarade" du premier tour des élections municipales à laquelle elle s’était apparemment volontiers prêtée… Dès lors, l’incrimination de Français. "insouciants" servant de justification à des mesures de santé publique coercitives – le confinement – rejoignait le long cortège d’insultes proférées par M. Macron à l’égard des "Gaulois réfractaires". Emmanuel Todd, dans son dernier livre, a décidément raison : faute d’avoir prise sur l’Histoire, les gouvernants français sont passés "en mode aztèque" [Voir Emmanuel Todd, La lutte des classes au XXIème siècle, Paris, Seuil, 2020]. Ils se vengent de leur impuissance au niveau international en martyrisant leurs concitoyens…

L’Ennemi, surtout lorsqu’il est invisible, réclame l’enrôlement et toute critique est perçue comme une mutinerie.

L’heure est grave en effet et chacun doit se mobiliser contre la "tempête microbienne", virale en l’occurrence [Patrick Zylberman, Tempêtes microbiennes, Paris, Gallimard, 2013]. Les services de réanimation sont débordés, comme le sont plus que jamais les services d’urgence [Hugo Huon (dir.), Urgences : Hôpital en danger, Paris, Albin Michel, 2020], dans l’indifférence hautaine de nos gouvernants qui semblent plus se soucier de leur avenir professionnel après une déroute électorale que de la santé de leurs concitoyens. Les personnels soignants, déjà épuisés, sont sommés de monter au front pandémique. Ils le font et le feront car c’est la raison pour laquelle ils font le métier qu’ils font.

EN FINIR AVEC LA "DOUBLE PENSÉE" MACRONIENNE ET COMMENCER À RÉFLÉCHIR

L’on entend déjà des apprentis censeurs réclamer, au nom de l’Unité nationale face à l’ennemi viral, l’extinction de tout débat. C’est un classique : toute crise, surtout sanitaire, et, a fortiori, toute guerre, engendrent son lot de discours consensuels et unanimistes. L’Ennemi, surtout lorsqu’il est invisible, réclame l’enrôlement et toute critique est perçue comme une mutinerie. Fusillée, la critique, pour l’exemple.

Cette alternative infernale, il faut la refuser. L’on peut en même temps – retour à l’envoyeur de la politique de l’oxymore ou, en termes plus orwellien, de la double pensée qui a fait le succès électoral de M. Macron – être un rouage de la lutte contre la pandémie et ne pas éluder la question, si insistante, de l’identification des responsabilités dans la situation actuelle, à savoir : un pays parmi les plus développés qui, parce qu’il a sapé, au nom de l’irraison budgétaire, les services publics, en particulier de la santé, et son industrie se retrouve dans la situation consistant à jouer de la peur pour contenir une pandémie qu’il avait le temps de voir venir. Le caractère inédit – c’est à voir – de la pandémie joue comme un révélateur de la déliquescence du système public de santé, comme un coronakrach comme l’a fort justement évoqué Frédéric Lordon sur son blog.

Il nous faut désormais un véritable service public de la santé de proximité

Le Professeur Rémi Salomon, récemment élu Président de la Commission Médicale d’Etablissement de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris, avait annoncé un « krach sanitaire » dès la fin de l’année 2019. Nous y sommes. Le vent mauvais de la pandémie balaie un système public de santé qui menaçait déjà ruines.

Les choix politiques faits depuis au moins vingt ans ont accru la vulnérabilité de notre système de santé à la survenue d’une crise sanitaire d’ampleur, là où il aurait fallu organiser sa "résilience" selon la logique de la "preparedness" chère aux spécialistes de la gestion des crises épidémiques. En particulier, l’hôpital de "flux" ou "aéroport" rêvé par Mme Buzyn et son successeur – fantasme de la pensée de la "liquidité" étendue à toutes les activités humaines – est immanquablement débordé dès lors qu’il doit affronter un surcroît d’activité, et, a fortiori, une crise de santé publique majeure. Plaquer le court-termisme de la logique financière à l’hôpital revenait à parier que rien d’exceptionnel n’arriverait. Pari perdu. Avec le réchauffement climatique, il y a même fort à parier que l’exceptionnel deviendra la règle, il suffit de penser à la fonte du permafrost et aux "mégavirus" dormants qui vont se réveiller….

UNE ÉPIDÉMIE PEUT EN CACHER UNE AUTRE

L’actualité est phagocytée par la pandémie virale de Covid19. Mais derrière celle-ci se cache une autre épidémie, certainement plus durable et d’ampleur au moins aussi grande, de maladies chroniques [André Grimaldi et al. (dir.), Les maladies chroniques : vers la troisième médecine, Paris, Odile Jacob, 2017].

A l’aune de ces deux défis, tous les acteurs du système de santé doivent assumer la dimension collective et de santé publique de leur activité. La médecine libérale, définie en 1927, fondée sur un individualisme boutiquier et payée à l’acte, est obsolète. Il nous faut désormais un véritable service public de la santé de proximité, associant, dans des "mini-cliniques" publiques, l’ensemble des professionnels de santé – médecins généralistes, infirmier.e.s., kinésithérapeutes, diététiciens, travailleurs sociaux, etc. L’organisation du premier recours, adossé à la santé publique, doit devenir la priorité des priorités. Le premier recours doit être le lieu d’une prise en charge globale en lien étroit avec les équipes hospitalières. De même, il faut mettre un terme à ce scandale qu’est la crise de la psychiatrie publique. Où l’on revient à l’épidémie de maladies chroniques. Les malades en décompensation psychologique viennent aux urgences car ils ne peuvent plus être suivis correctement par les Centres Médico-Psychologiques et il n’y a plus suffisamment de lits en institutions hospitalières. Certains tentent héroïquement, comme le Dr Patrick Chemla au Centre Antonin Artaud à Reims, de maintenir à flot un centre ambulatoire, qui est aussi un lieu d’innovations stupéfiantes, contre vents et marées budgétaires. Mais, ils ne peuvent tenir indéfiniment. C’est une honte pour le pays que de ne pas soutenir de telles institutions qui, malgré l’épuisement des personnels, empêchent l’engorgement des urgences.

Le réel c’est ce qui résiste et nargue nos plans a écrit Régis Debray

De la même façon, financer correctement le "risque dépendance" et le médico-social , devenu au fil du temps plus social que médical, permettrait de délester l’hôpital public de patients qui pourraient être humainement soignés dans leur cadre de de vie, institution ou domicile, plutôt que de rester des heures sur un brancard des urgences, voire, pour certain.e.s y mourir.

Les missions de l’hôpital public, dans ce système de santé, repensé changent alors. Certes, il y aura toujours une place pour les prouesses technologiques et la médecine hyper-spécialisée. Mais il lui faudra surtout prendre en charge, en lien avec le service public de la santé de proximité, des diabétiques, des hypertendus, des malades du cancer, des patients souffrant de maladies psychiatriques… La technique y jouera son rôle. Mais l’essentiel est ailleurs, dans le rapport entre le malade, l’équipe de soins de proximité et l’équipe hospitalière. Pour cela, il faut sortir de la délétère tarification à l’activité. Le « financement au parcours » de santé est devenu le nouveau leitmotiv de nos gouvernants. Mais deux ans et demi après les annonces du candidat Macron, rien, ou presque, n’a été fait. Le président Emmanuel Macron a déclaré, lors de son discours du 12 mars, devant la "vague pandémique" que la "santé n’a[vait] pas de prix" – quel chemin parcouru en quelques semaines par celui qui appelait les jeunes à devenir milliardaires ! – et fait l’éloge du dévouement des soignants, mais, pour le moment, nous en sommes restés au stade des vœux pieux. Rappelons-nous 2007-2008 : une telle conversion face à la dure réalité (le réel c’est ce qui résiste et nargue nos plans a écrit Régis Debray) n’emporte en soi aucune promesse. Pire : elle peut annoncer la pire des restaurations. Jugeons donc l’arbre à ses fruits !

TROIS ENJEUX PRIORITAIRES

Trois sujets, sur une liste non-exhaustive tant la réforme d’un système de santé est complexe et s’inscrit dans le temps long, doivent être traités d’urgence.

Le premier, décisif, est relatif à l’attractivité du service public hospitalier. Il ne s’agit pas de contester l’émulation que peut représenter la coexistence avec des acteurs privés à but non lucratif, car le lucratif n’est en rien compatible avec une socialisation de la dépense de santé via la Sécurité Sociale. Les traitements des fonctionnaires du service public hospitalier, infirmiers et infirmières en tête, doivent être immédiatement revalorisés tant le fait pour un pays comme la France de figurer au 28ème rang de l’OCDE est un véritable scandale. Si "DRH" a un sens autre que sabrer dans les effectifs, ou de "cost-killers", il est plus que temps d’en faire la démonstration.

Le second a à voir avec ce que « faire de la santé publique » veut dire. On a tendance à en appeler à la « responsabilisation » des individus, ce qui a pour avantage de ne pas se fâcher les puissants groupes d’intérêt qui, chaque jour, détériorent notre environnement physique, social, économique. Or, c’est le contraire qu’il convient de faire. De plus, une politique de santé publique nécessite de hiérarchiser les priorités et de concentrer les moyens sur elles, quelle que soit l’ampleur du financement consacré à la santé. Cela suppose de donner un sens concret à la notion de "démocratie sanitaire" : qui fait ces choix et à partir de quels critères ? Comme les poupées russes, la démocratie en santé comporte des questions emboîtées les unes dans les autres. L’articulation entre expertise et décision en est une. Une autre, qui l’englobe, concerne l’articulation entre démocraties sanitaire, sociale et politique, participative et représentative.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés européennes ont compris que l’on ne pouvait faire face à l’adversité que collectivement.

Le troisième sujet est afférent à la recherche et au médicament. On a assisté ces dernières années au renforcement sans précédent du droit des brevets concourant ainsi au blocage de la recherche et de l’innovation, à l’apologie de la propriété intellectuelle, à la captation des résultats de la recherche et des fonds publics par l’industrie pharmaceutique, à la délocalisation en Chine de la production, etc. Il en va de même pour la recherche : après avoir incité très fortement les chercheurs à breveter leur découvertes et inventions, on en appelle aujourd’hui à une collaboration forte fondée sur l’ouverture et la mise à disposition immédiate des résultats et ce dans un souci d’efficacité sanitaire ! Ici, les réflexions foisonnantes sur les communs s’avèrent précieuses [Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, Paris, PUF, 2017].

La pandémie du Covid19 est une crise au sens rigoureux et hippocratique du terme : elle est ce moment crucial – le Dr Salachas a évoqué devant M. Macron, lors de sa visite à La Pitié-Salpêtrière, le "kairos", ce petit dieu ailé qu’il faut savoir saisir à temps par les cheveux – où se décide la survie ou non du patient. Le patient a ici un nom : le service public de la santé.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les sociétés européennes ont compris que l’on ne pouvait faire face à l’adversité que collectivement. Il en a résulté la mise en place de la Sécurité sociale et, un peu plus tard, du service public hospitalier. "Nous sommes en guerre." Passons aux actes.