L’Europe et la protection sociale
Par Jean-Claude Chailley
Mis en ligne le 28 janvier 2019

Formellement, dans le traité de Lisbonne, la retraite et la santé ne font pas partie des compétences exclusives de l’Union européenne (UE), ou des compétences partagées avec les Etats : elles ne figurent pas dans les articles TFUE 3 et 4 qui les définissent.

Elles seraient donc de compétence nationale.

► C’est largement un affichage)tourné de 1000 manières par le Pacte budgétaire (TSCG), two pack, six pack, semestre européen….

La raison de les déclarer de compétence nationale, c’est qu’attaquer frontalement la protection sociale a toujours été un casus belli majeur dans de nombreux pays, à même de faire capoter la ratification de tous les traités européens. Michel Rocard : « Avec la réforme des retraites, il y a de quoi faire sauter 10 gouvernements »

L’UE a donc choisi le double langage, qui est sa marque de fabrique.
- Tous les textes européens incluent le rappel des « valeurs », des préoccupations sociales, démocratiques, environnementales… et la pratique est inverse.
- Le double langage a une nécessité : il faut donner des arguments aux partis de gauche ou écologiques pour justifier leur participation avec la droite à la Commission européenne (CE), permettre le soutien de la Confédération Européenne des Syndicats (CES)… Quant à la droite, Business Europe (patronat européen, président Gattaz),… ils ont pour eux la pratique.

Nous prendrons plus particulièrement l’exemple des retraites.

Au moment du vote du traité de Lisbonne qui déclare la protection sociale compétence nationale, il y a bien longtemps que l’UE est active dans le champ de la protection sociale.

- 1957 : le traité de Rome demande « une collaboration étroite entre Etats membres, notamment dans les matières relatives à l’emploi, droit du travail et conditions de travail, formation et perfectionnements professionnels, sécurité sociale, protection contre les accidents du travail et maladies professionnelles, hygiène du travail, droit syndical … »  ;

- 1992 : fortement contesté, le traité de Maastricht est très prudent sur la santé. Mais il a des armes pour tourner le problème : les critères budgétaires, la « subsidiarité »… ;

- 1993 : réforme Balladur des retraite ;

- 1995 : réforme Juppé de la Sécurité Sociale ;

- Mars 2001, Sommet de Stockholm : « Le vieillissement de la population appelle des stratégies claires permettant d’assurer une couverture suffisante des systèmes de pension ainsi que des systèmes de soins de santé et de soins pour les personnes âgées tout en préservant la viabilité des finances publiques… Exploiter pleinement les possibilités qu’offre la méthode ouverte de coordination, notamment en ce qui concerne les pensions , en tenant dûment compte du principe de subsidiarité  ».

- La protection sociale est déclarée « subsidiaire », c’est-à-dire que le rôle des Etats se limite au choix des moyens de mise en œuvre des décisions de l’UE.

- Juillet 2001 : «  Les réformes des systèmes de pension constituent un élément central d’une stratégie de modernisation de la protection sociale… Les systèmes de pension… ont une forte incidence sur le fonctionnement de l’ensemble de l’économie et notamment les marchés du travail et des capitaux . » (les retraites sont déclarées de « forte incidence » pour les marchés du travail et… des capitaux. Tout un programme !)

- 2003 : réforme Fillon.

- 17 décembre 2003 : « la Commission demande … à la France de mettre un terme à la discrimination à l’encontre des fonds de pension étrangers », ce qui fut fait.

- 2008 : rapport de synthèse : « Des réformes globales sont nécessaires… dans certains Etats membres les fonds de pension privés fournissent une importante contribution pour résoudre les défis démographiques et de soutenabilité des pensions…  ».

- La pression pour développer les fonds de pension s’accroît.

- 2008 : réforme Fillon

- 2010 : livre vert des retraites.

- 2010 ; réforme Sarkozy.

2012 : Livre blanc des retraites, suite aux recommandations du livre vert :

« Ces dix dernières années, les réformes des systèmes de retraite ont bien progressé... Cependant, des réformes supplémentaires sont nécessaires dans de nombreux cas »

a) adapter l’âge de la retraite pour tenir compte de l’augmentation de l’espérance de vie ;

b) limiter l’accès aux régimes de retraite anticipée …  ;

c) favoriser l’allongement de la vie professionnelle … en développant les possibilités d’ emploi pour les travailleurs âgés …  »

d) égaliser l’âge ouvrant droit aux prestations de retraite pour les hommes et les femmes (c’est contre les femmes qui dans certains pays peuvent partir en retraite avant les hommes) ;

e) encourager le développement de l’épargne-retraite complémentaire) (*) afin d’accroître les revenus des retraités (sic) ;

(*) Epargne retraite c’est le nom politiquement correct des fonds de pension car le terme fonds de pension, « ça fâche ! » (Bruno Le Maire) ;

->Tous les ingrédients des contre réformes y sont : prendre sa retraite toujours plus tard, avec une pension plus faible, complétée par l’épargne retraite/capitalisation. La retraite à points est le modèle. 2017, 2018… L’UE est ne train d’adopter un règlement européen sur un produit paneuropéen d’épargne retraite dans le contexte plus large des efforts pour bâtir l’Union des marchés de capitaux » .

- 2018 – 2019 : le projet de loi Pacte prévoit le développement de l’épargne retraite

Noter que les fonds de pension sont destructeurs de l’économie mondiale par les taux de profits exigés pour verser les pensions… sauf lorsqu’ils font faillite.

- 2019 : l’Agirc et l’Arrco sont fusionnés en 1 seul régime, lui-même menacé de disparition par la réforme à points.

L’Union européenne s’est donc toujours intéressée à la protection sociale, en ce qui concerne la France à la remise en cause de la Sécurité Sociale d’Ambroise Croizat.

- Ce qui est nouveau, c’est que la pression s’accroit et qu’elle se dote des instruments nécessaires pour faire mettre en œuvre les réformes… et rendre tout retour en arrière fort problématique, voire impossible, dans le cadre des traités (**).

(**) Remarque : cet article se place dans le cadre des législations européennes actuelles qui finissent toujours par s’appliquer puisque les Etats y ont participé ou les ont acceptées, et qu’elles sont partie intégrante du droit national. Il n’a pas pour objet d’entrer dans le débat sur la désobéissance, la refondation des traités, …

L’Union européenne a un projet dans le champ de la protection sociale. Elle a des raisons, des moyens d’action.

Le projet, c’est les 3 piliers (pillar en anglais, parfois traduit par socle, par exemple le « pillar of social rights : socle européen des droits sociaux).

1er pilier : un socle minimaliste, un « filet de sécurité sociale » (Agnès Buzyn) . Pour la France, socle fiscalisé de plus en plus, pour réduire les cotisations sociales « patronales » et obliger à développer les 2 autres piliers, notamment le 3ème.

2ème pilier : Un niveau collectif entreprises, plan d’épargnes entreprises… avec aides fiscales et sociales, substitution aux augmentations de salaire.

3ème pilier : épargne ou complémentaires individuelles. Ces 3 piliers s’appliquent aux retraites comme à la santé…

L’union européenne a des raisons :

Il s’agit de gros budgets : France : Sécu 500 Milliards, protection sociale 700 Milliards. Les budgets protection sociale, y compris les cotisations sociales (***), notion inconnue de l’UE, sont inclus dans l’ensemble des budgets. Ils font partie des « prélèvements obligatoires », donc tombent dans la compétence économique de l’UE.

(***) Pour l’UE la partie socialisée du salaire est considérée comme un impôt. Au nom de la baisse du « coût du travail », les cotisations, notamment la part dite « patronale », passent de plus en plus sur diverses formes de fiscalité, notamment la CSG qui a eu une augmentation foudroyante de 0 à 125 Milliards et s’ajoute à l’impôt sur le revenu (75 Milliards ).

-  La « libre circulation des personnes », « l’achèvement du marché intérieur européen », et plus encore l’euro, exigent bien davantage de convergence économique et sociale. Or, produit du Conseil National de la Résistance, des luttes incessantes depuis 1945, la France malgré des reculs reste 5ème de l’UE en coût horaire du travail (salaire + « charges » sociales) en 2016 : France : 35,60 € ; Bulgarie : 4,40 € ; moyenne zone euro : 29,80€.

- La convergence est notamment le but du socle européen des droits sociaux adopté le 17 novembre à l’unanimité des Etats membres, de la Commission européenne (CE), du Parlement européen (PE), avec soutien de la CES. Ce socle inclut la protection sociale.

o « Le socle européen des droits sociaux est un ensemble de principes et de droits essentiels pour doter l’Europe du 21e siècle de marchés du travail et de systèmes de protection sociale qui soient équitables et qui fonctionnent bien .

o C’est au nom de « l’équité », notion opposée à l’égalité, à la solidarité, que Macron entend imposer la réforme à points (1).

o Site UE : «  Les pensions sont un domaine prioritaire du Semestre européen , le cycle de coordination économique de l’UE, compte tenu de leur importance pour le bien-être des Européens et pour la viabilité des finances publiques. »

L’Union européenne a des moyens d’action :

LE SEMESTRE EUROPEEN, « gouvernance européenne renforcée »

► C’est un cycle qui démarre en novembre… En ce qui concerne les retraites  : « Le vieillissement de la population en Europe est un défi pour les systèmes de retraite, de soins de santé et de soins de longue durée …. Cette situation nécessitera des mesures supplémentaires…

► « Dans le cadre du Semestre européen, les États membres alignent leurs politiques économiques et budgétaires sur les règles et les objectifs arrêtés au niveau de l’UE.

Le Semestre européen s’articule autour de trois axes de coordination des politiques économiques
-  les réformes structurelles…
-  les politiques budgétaires… conformément au pacte de stabilité et de croissance ; Rappel : les critères sont un déficit inférieur à 3 % et surtout un déficit structurel (c’est-à-dire hors aléas conjoncturels) inférieur à 0,5 % et le retour à une dette de 60 % maxi du PIB.
-  la prévention des déséquilibres macroéconomiques excessifs .

Calendrier (principales phases) : o En novembre, « Les États membres reçoivent des…"orientations" o En avril, les Etats « soumettent leurs programmes d’action " programmes nationaux de réforme" et "programmes de stabilité ou de convergence" qui sont évalués au niveau de l’UE. o À l’issue de l’évaluation de ces programmes, les États membres reçoivent des recommandations individuelles…. o Juin : les programmes sont adoptés formellement en Conseil européen. Ils ont donc caractère d’engagement réciproque de tous les Etats o Automne : Les États membres sont censés tenir compte de ces recommandations lorsqu’ils établissent leur budget pour l’année suivante….
- > Comme on sait, la CE veille à ce que les engagements soient tenus.
- > La seule limite aux réformes, disait un ancien président de l’UE, c’est la crainte de mobilisations incontrôlables.

Le semestre européen est une arme puissante de destruction des droits sociaux,...

On a tort de trop souvent s’en désintéresser et de découvrir bien tard les coupes budgétaires de l’ONDAM ou que les retraites ne sont revalorisées que de 0,3 %, que des contre réformes s’accumulent (Ordonnances travail, retraite, CAP22, Santé, perte d’autonomie, Unedic ..).

Les retraites sont en principe une compétence nationale. Nous avons vu comment l’UE tente d’imposer ses réformes dans tous les pays.

La réforme à points des retraites de « l’européen » Macron s’inscrit totalement dans la politique européenne.

Cette réforme, abandonnée par Nicolas Sarkozy ; ne doit pas davantage voir le jour sous Emmanuel Macron. Il doit la retirer !